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« Le cerveau est en perpétuelle réorganisation. Les scientifiques l'appellent la ' plasticité cérébrale '. Des synapses, ces ' boutons ' de connexion entre les neurones, se créent, d'autres disparaissent. En fonction des apprentissages et des interactions avec le monde environnant, des parties du réseau sont abandonnées au profit de nouvelles. Cette plasticité synaptique que l'on croyait réservée aux jeunes cerveaux opère dans le cerveau adulte jusqu'à la mort. On a donc en permanence la capacité de réorganiser son réseau pour tracer un chemin privilégié de circulation de l'information. Cela n'a l'air de rien. C'est énorme, notamment parce-que cela invalide les thèses du déterminisme génétique, sexuel, cérébral (femme volubile, homme scientifique). Un trader décide de devenir menuisier ? Les connexions liées à la manipulation des chiffres seront peu à peu abandonnées, tandis que celles liées à la précision manuelle s'enrichiront de nouvelles connexions synaptiques. »

 

Nicolas Delesalle – Télérama (juin 2010)

 

« C'est que la conscience est naturellement le lieu d'une illusion. Sa nature est telle qu'elle recueille des effets, mais elle ignore les causes. L'ordre des causes se définit par ceci : chaque corps dans l'étendue, chaque idée ou chaque esprit dans la pensée sont constitués par des rapports caractéristiques qui subsument les parties de ce corps, les parties de cette idée. Quand un corps ' rencontre ' un autre corps, une idée, une autre idée, il arrive tantôt que les deux rapports se composent pour former un tout plus puissant, tantôt que l'un décompose l'autre et détruise la cohésion de ses parties. Et voilà ce qui est prodigieux dans le corps comme dans l'esprit : ces ensembles de parties vivantes qui se composent et se décomposent suivant des lois complexes. L'ordre des causes est donc un ordre de composition et de décomposition de rapports, qui affecte à l'infini la nature entière. Mais nous, comme êtres conscients, nous ne recueillons jamais que les effets de ces compositions et décompositions : nous éprouvons de la joie lorsqu'un corps rencontre le nôtre et se compose avec lui, lorsqu'une idée rencontre notre âme et se compose avec elle, de la tristesse au contraire lorsqu'un corps ou une idée menacent notre propre cohérence. [ … ] Suivant que la chose rencontrée se compose avec nous, ou bien au contraire tend à nous décomposer, la conscience apparaît comme le sentiment continuel d'un tel passage, du plus au moins, du moins au plus [ … ]. L'objet qui convient avec ma nature me détermine à former une totalité supérieure qui nous comprend, lui-même et moi. Celui qui ne me convient pas compromet ma cohésion, et tend à me diviser en sous-ensembles qui, à la limite, entrent sous des rapports inconciliables avec mon rapport constitutif (mort). [ … ]

Le bon, c'est lorsqu'un corps compose directement son rapport avec le nôtre, et, de tout ou partie de sa puissance, augmente la nôtre. Par exemple, un aliment. Le mauvais pour nous, c'est lorsqu'un corps décompose le rapport du nôtre, bien qu'il se compose encore avec nos parties, mais sous d'autres rapports que ceux qui correspondent à notre essence : tel un poison qui décompose le sang. Bon et mauvais ont donc un premier sens, objectif, mais relatif et partiel : ce qui convient avec notre nature, ce qui ne convient pas. Et, par voie de conséquence, bon et mauvais ont un second sens, subjectif et modal, qualifiant deux types, deux modes d'existence de l'homme : sera dit bon (ou libre, ou raisonnable, ou fort) celui qui s'efforce, autant qu'il est en lui, d'organiser les rencontres, de s'unir à ce qui convient avec sa nature, de composer son rapport avec des rapports combinables, et, par là, d'augmenter sa puissance. Car la bonté est affaire de dynamisme, de puissance, et de composition de puissances. Sera dit mauvais, ou esclave, ou faible, ou insensé, celui qui vit au hasard des rencontres, se contente d'en subir les effets, quitte à gémir et à accuser chaque fois que l'effet subi se montre contraire et lui révèle sa propre impuissance. Car, à force de rencontrer n'importe quoi sous n'importe quel rapport, croyant qu'on s'en tirera toujours avec beaucoup de violence ou un peu de ruse, comment ne pas faire plus de mauvaises rencontres que de bonnes ? Comment ne pas se détruire soi-même à force de culpabilité, et ne pas détruire les autres à force de ressentiment, propageant partout sa propre impuissance et son propre esclavage, sa propre maladie, ses propres indigestions, ses toxines et poisons ? On ne sait même plus se rencontrer soi-même. »

 

Gilles Deleuze (1925-1975) dans Spinoza – Philosophie pratique (1981)

 

Entre Spinoza (1632-1677) et son Ethique (publié en 1677) et l'article tout bête du Télérama sur les récentes découvertes en neurologie, des échos se font par-delà les siècles. Cette idée de rencontres qui composent ou décomposent des rapports, idée qui fonde toute la machine conceptuelle de Spinoza autour de la vie, trouve appui sur ces toutes nouvelles découvertes sur le fonctionnement du cerveau. Deleuze qui rêvait d'une grande circulation entre les concepts des philosophes, les fonctifs des scientifiques, et les percepts et affects des artistes, aurait trouvé de quoi l'émouvoir dans cette parenté. Mais plus qu'une simple coïncidence de découvertes, ce que nous fait voir cette juxtaposition de citations c'est que :

Le temps linéaire est purement artificiel.

Ne penser l'histoire humaine que sur la base d'une immense échelle au fil de laquelle nous nous rapprocherions de plus en plus de la « vérité » de la vie, est une aberration. Spinoza n'a pas eu besoin de la neurologie pour faire ses découvertes. Mais l'histoire n'est pas plus circulaire que linéaire. L'écho que trouve Spinoza dans les découvertes scientifiques récentes n'est pas plus la preuve que l'histoire se répète selon un mouvement circulaire. Il est stupide de considérer qu'il existe un dualisme entre une conception linéaire du temps et une conception circulaire du temps, dualisme à partir duquel il s'agirait seulement de se placer d'un côté ou de l'autre. Se complaire dans des antagonismes comme celui-ci, c'est assassiner la pensée d'un coup de poignard dans le dos.

La ligne (temps linéaire) et le cercle (temps circulaire) sont de l'espace, de l'espace que nous essayons de faire passer pour du temps. Chaque fois que nous substituerons de l'espace à du temps pour comprendre l'homme et la vie, nous ferons fausse route.

« Nous nous exprimons nécessairement par des mots, et nous pensons le plus souvent dans l'espace. En d'autres termes, le langage exige que nous établissions entre nos idées les mêmes distinctions nettes et précises, la même discontinuité qu'entre les objets matériels. Cette assimilation est utile dans la vie pratique, et nécessaire dans la plupart des sciences. Mais on pourrait se demander si les difficultés insurmontables que certains problèmes philosophiques soulèvent ne viendraient pas de ce qu'on s'obstine à juxtaposer dans l'espace les phénomènes qui n'occupent point d'espace, et si, en faisant abstraction des grossières images autour desquelles le combat se livre, on n'y mettrait pas parfois un terme. Quand une traduction illégitime de l'inétendu en étendu, de la qualité en quantité, a installé la contradiction au cœur même de la question posée, est-il étonnant que la contradiction se retrouve dans les solutions qu'on en donne? »

 

Henri Bergson (1859 – 1941) - Essai sur les données immédiates de la conscience (1889)

 

« Mais Joachim ne pouvait plus répondre qu'avec difficulté et d'une manière indistincte. Il avait tiré un petit thermomètre d'un étui de cuir rouge, doublé de velours, qui était posé sur sa table, et il en avait mis dans sa bouche l'extrémité inférieure emplie de mercure. Il le tenait à gauche, sous la langue, de telle sorte que l'instrument de verre lui sortait obliquement de la bouche. [ … ]

« Mais combien de temps cela dure-t-il? » demanda Hans Castorp, et il se retourna.

Joachim leva sept doigts.

« Mais elles sont certainement passées, tes sept minutes. »

Joachim, de la tête, fit signe que non. Un peu plus tard, il retira le thermomètre de sa bouche, le considéra et dit en même temps :

« Oui, lorsqu'on surveille le temps, il passe très lentement. J'aime beaucoup la température, quatre fois par jour, parce-que, à ce moment, on se rend vraiment compte de ce que c'est en réalité qu'une minute ou même sept minutes, alors que des sept jours d'une semaine, on ne fait ici aucun cas, ce qui est affreux.
- Tu dis : en réalité. Tu ne peux pas dire : en réalité », répondit Hans Castorp.

Il était assis, une cuisse sur la balustrade, et le blanc de ses yeux était veiné de rouge.

« Le temps n'a aucune « réalité ». Lorsqu'il vous paraît long, il est long, et lorsqu'il vous paraît court, il est court, mais de quelle longueur ou de quelle brièveté, c'est ce que personne ne sait. »

Il n'était pas du tout habitué à philosopher, et cependant il en éprouvait le besoin.

Joachim répliqua :

« Comment donc ? Non. Puisque nous le mesurons. Nous avons des montres et des calendriers, et lorsqu'un mois est passé, il est passé pour toi et pour moi, et pour nous tous.
- Suis-moi un instant, dit Hans Castorp, et il leva l'index à la hauteur de ses yeux troubles. Une minute est donc aussi longue qu'elle te paraît lorsque tu prends ta température ?
- Une minute est aussi longue... elle dure aussi longtemps que l'aiguille des secondes met de temps à parcourir son cadran.
- Mais il lui faut des temps très différents... pour notre sentiment. Et en fait, je dis : en fait, répéta Hans Castorp en serrant son index tout contre son nez, au point d'en plier le bout, en fait, c'est un mouvement, un mouvement dans l'espace n'est-ce pas ? Attention, je t'en prie. Nous mesurons donc le temps au moyen de l'espace. C'est par conséquent à peu près la même chose que si nous voulions mesurer l'espace à l'aide du temps, ce qui n'arrive qu'à des gens tout à fait dépourvus d'esprit scientifique. De Hambourg à Davos, il y a vingt heures, - oui, en chemin de fer. Mais à pied, combien est-ce ? Et en pensée ? Même pas une seconde.
- Dis donc, reprit Joachim, qu'est-ce qui te prend ? Je crois que tu es devenu bizarre, chez nous.
- Tais-toi. Je suis très lucide, aujourd'hui. Ainsi qu'est-ce que le temps ? demanda Hans Castorp, et il replia le bout de son nez d'un doigt si violent qu'il devint pâle et exsangue. Veux-tu me dire cela ? L'espace, nous le percevons par nos sens, par la vue et le toucher. Parfait ! Mais quel est celui de nos sens qui perçoit le temps ? Veux-tu me le dire, s'il te plaît ? Tu vois, te voilà coincé ! Mais comment pourrions-nous mesurer quelque chose dont nous ne saurions même pas définir un seul caractère ? Nous disons : le temps passe. Bien, qu'il passe donc ! Mais quant à le mesurer, minute ! Pour qu'il fût possible de le mesurer, il faudrait qu'il s'écoulât d'une manière uniforme, d'où tiens-tu qu'il en soit ainsi ? Pour notre conscience, en tout cas, il n'en est as ainsi ; tout au plus, pour le bon ordre, admettons-nous qu'il le fasse, et nos mesures ne sont donc que des conventions, permets-moi de t'en faire la remarque...
- Bien, dit Joachim, par conséquent ce n'est qu'une convention que j'aie quatre divisions de trop sur mon thermomètre. Mais à cause de ces cinq traits, il faut que je tire ma flemme ici et je ne peux pas faire de service, ça c'est un fait plutôt répugnant. »

 

Thomas Mann (1875 – 1955) – La Montagne magique (1924)

 

Voilà un exemple de déroulement de pensée dans mon esprit, dont je suis peut être le seul à percevoir le peu de cohérence. Désolé pour l'aspect brouillon des problèmes abordés dont on peut peiner à saisir les articulations. Pardon également pour la longueur de l'article, je me suis notamment laissé emporter par la puissance de l'analyse deleuzienne de Spinoza. J'aurais pu également ajouter à cela un texte de Bergson sur la pendule et l'endosmose, mais il était quelque peu complexe.

Carnets de Voyage

Par Distantwaves le Mardi 20 juillet 2010 à 16:07
C'est malheureux, et ça ne fait que prouver quel ignare je suis, mais non, ce n'est absolument pas inspiré de Beckett, et je n'ai pas lu fin de partie... Quelles sont les concordances ?
Par maud96 le Vendredi 17 septembre 2010 à 19:38
Tu as des lectures TRÈS sérieuses ! ... mais je te pardonne ! :<))
Par maud96 le Samedi 25 septembre 2010 à 12:10
Juste pour "prendre le temps" de te remercier pour tes coms... parce qu'en ce moment, les "récipissés" de coms ont une certaine utilité sur une plateforme qui "bugue" beaucoup !). Je suis rassurée : tes réflexions sur le temps qui passe ne t'ont pas tué !
Par maud96 le Samedi 25 septembre 2010 à 14:36
Ce n'était évidemment pas un "reproche" : seulement l'expression (maladroite) d'une inquiétude vis-à-vis d'un blogueur dont j'estime le niveau de réflexion...
Par Arménide Eucadylée le Mardi 19 octobre 2010 à 2:11
Je ferais très volontiers d'Henri et de Thomas mes amis, aussi secs soient-ils aujourd'hui... aujourd'hui ou hier, le temps est confondu en effet... Ils sont mes amis, en théorie. Mais à moins de se domicilier dans une hutte sur une île au large de l'archipel japonais, leur précepte n'est pas simple à appliquer... Je pourrais très bien vivre en parallèle des gens qui ne perçoivent pas "l'écoulement" (voilà encore une image bien spatiale...) du temps de la même manière que moi, si seulement je n'avais pas besoin d'être reconnu au sein de leur espèce. Je crois que le temps spatialisé est un gigantesque compromis entre les besoins physiologiques, le pragmatisme de la société du travail, et le besoin de se souvenir de ce qui est révolu, en communauté, par les rituels. Ce côté rebutant nous fait oublier toute la dimension plastique du temps. Certes il est un carambar que l'on étire plus ou moins avant de manger ; toujours est-il qu'avant d'en manger un, il faut ouvrir un nouveau papier ; recommencer et recommencer. Et si on ne mange pas son carambar de la même manière que tout le monde, on est cuit, on est disloqué...
Je vote Bergson président, lui seul pourra nous délivrer... (à moins qu'il y ait la banqueroute chez Swatch, auquel cas ce ne sera plus nécessaire...) Mon cher, puisque tu affectionnes tant Heidegger, il n'aura qu'à se présenter au prochain tour, on verra bien.
Par silverthorn le Mercredi 20 octobre 2010 à 16:25
Arménide Eucalycée >> Inconnu(e? / Mais je vote pour le masculin en raison de "être reconnu") au bataillon, mais grand plaisir à voir qu'il existe en ce monde des gens qui affectionnent Bergson et qui prennent la mesure de son oeuvre! Heidegger sainte horreur de la lecture, et pourtant il est à craindre que je doive m'y confronter un peu trop à mon goût cette année.

Merci bien pour ce commentaire des plus agréables. J'essaierai d'y répondre plus intelligemment que ça plus tard, mais je dois avouer que répondre entre deux portes d'un Quick (seul endroit où j'obtiens les vitales ondes wifi) n'est pas le lieu idéal.
Par Mybabou le Vendredi 21 janvier 2011 à 9:49
Merci pour tes encouragements
J'espère que tu vas bien
Prends bien soin de toi
Bisous
Par maud96 le Jeudi 16 juin 2011 à 0:35
Merci de ton passage... et contente de te savoir toujours vif d'esprit ...
Par maud96 le Lundi 3 octobre 2011 à 23:08
Merci pour ton com, à propos de mon article sur le mot "demoiselle". J'y retrouve, comme toujours chez toi, des réflexions pleines d'intelligence.
Et j'espère que tout va bien pour toi...
Par maud96 le Jeudi 3 novembre 2011 à 22:32
Contente pour toi que tu viennes à Montréal "à la rentrée prochaine" (Août 2012? )...
Mais je risque fort alors de ne plus être sur Cowblog... ni même au Canada...
Par http://www.jl-tec.fr le Samedi 9 juillet 2016 à 4:50
Il le tenait à gauche, sous la langue, de telle sorte que l'instrument de verre lui sortait obliquement de la bouche.
Par UGG Pas Cher le Samedi 15 octobre 2016 à 3:45
On ne sait même plus se rencontrer soi-même.
 









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